Nul ne peut connaître l’univers de Louise Hervieu sans avoir eu connaissance de l’écrit de Maxence Van der Meersch.

Ce dernier lui a rendu visite après qu’elle ait obtenu le Prix Fémina en 1936.

 


 

Singulière créature ! Et dont le souvenir me hantera longtemps !

On devine ce que peut être à Paris l’existence de ceux vers qui, pour un moment, l’actualité projette son éblouissant rayon. Dans le tumulte et la bousculade qui emplissent les jours d’un récent « Prix Goncourt », j’ai voulu prendre le loisir d’aller la voir, cette Louise Hervieu. Je la savais malade. J’ai tenu à aller partager avec elle tout ce bonheur qui m’accablait un peu…

Un taxi me mène à travers Paris jusque dans une petite rue populeuse, et m’arrête au 27. Je descends, franchis le seuil d’un de ces hôtels centenaires, bas de plafond, ténébreux, avec des escaliers en pas de vis, et de longs corridors de ténèbres, qui évoquent irrésistiblement Balzac. Je monte, suis un couloir, frappe à une porte qui s’ouvre. Et me voilà dans une chambre étroite, toute noire, aux tentures hermétiquement closes, et tapissée d’un papier très sombre. Dans un recoin, sorte d’alcôve tout au fond, une petite lampe de chevet coiffée d’un chapeau pointu. Elle jette dans cette nuit une clarté d’étoile, éclaire étrangement un visage livide, sur l’oreiller blanc… Je marche vers ce visage, bute, me prends les pieds dans un fil électrique, n’y vois plus rien dans l’obscurité que la clarté de la petite lampe et du pâle visage qui m’attend, avec je ne sais quelle angoisse. Et, ridicule, gauche au-delà de toute idée, ému à en pleurer, j’atteins Louise Hervieu, et l’embrasse…

On ne sait quelle force peut animer encore cette machine humaine épuisée et la maintenir en vie. On n’imagine pas un pareil marasme. Il n’est plus de chair aux mains, aux doigts d’enfant, aux poignets fragiles. Les joues fondues laissent deux grands trous, qui font saillir les pommettes. Les tempes creusées, le nez aigu et mince, le dur menton décharné, prêtent à cette femme un âpre visage Pascalien.

Elle m’explique qu’elle est couchée, qu’elle a perdu la vue, qu’elle ne peut plus marcher, ni sortir, ni peindre…

Sur la table de nuit ronronne un petit réchaud Titus, où bouillonne quelque chose, dans une casserole d’aluminium. C’est toute la cuisine de Louise Hervieu.

  • Vous manger… ?
  • Du tapioca. Une biscotte émiettée dans l’eau…
  • C’est tout ?
  • Quelquefois un peu de maigre de jambon.

On se demande par quel miracle cette épuisée a pu ainsi, aveugle et grabataire, écrire au jugé, couchée sur le dos, un cahier sur les genoux, les pages viriles de son roman. Le miracle ? Il est bien simple. Louise Hervieu possède plus que de la force physique, plus que la plus véhémente ambition : Elle croit en sa mission.

Elle souffre depuis l’enfance. Elle trainait à sept ans une chétive carcasse fatiguée déjà de vivre. Mais là où tant d’autres se seraient rebellés, auraient blasphémé et tendu le poing, Louise Hervieu, de toute son énergie, a cherché, a voulu un sens, un but, une utilité à sa souffrance. Sa pensée, c’est qu’elle a subi pour les autres, pour leur servir de leçon.

Elle est hantée, obsédée, persécutée de l’idée mystique de sa mission. Elle veut être la vivante preuve que nous payons dans la chair le péché de nos pères. Elle veut crier à la face du monde, les forcer à s’éveiller, à réagir, à tenter un effort vers la pureté matérielle, pour qu’un sang assaini délivre l’homme de ses malheurs, la maladie, la souffrance, la misère et la guerre. Car pour Louise Hervieu, tout se tient. Et la guerre même n’est qu’une forme de notre impureté, expiée par des innocents.

Et comme tout se paie sur terre, comme Louise Hervieu croit en la communion des souffrances, elle subit et offre son calvaire pour le rachat des hommes.

Voilà le miracle qui la maintient.

Mysticisme ? Folie ? Je ne juge pas. Je vois seulement que cette mystique-là donne à la grabataire une énergie qui la garde vivante, l’a fait écrire un étrange livre vigoureux, force aujourd’hui la renommée, et amène au chevet de cette moribonde les journalistes, les photographes, la foule de ceux qui feront à travers le monde retentir son nom…

Elle m’a dit quand je l’ai quitté :

  • Je vous demande, Van der Meersch, de vous souvenir quelquefois de moi.

Hé, comment l’oublierais-je ? Comme s’effacerait l’image de cette débile inspirée, qui veut elle aussi porter le Péché du Monde ?

Je redescends l’escalier sombre. Je me sens triste. J’ai vaguement honte, d’être heureux.

Maxence Van der Meersch, le 15 décembre 1936